— C’est moi ou ça sent le brûlé ? — Le rosbif ! s’écrie ma mère en poussant mon père pour courir à la cuisine. — Un dimanche sans rosbif trop cuit n’est pas un vrai dimanche, soupire mon père en finissant de mettre la table. Au fait, David est au courant du jour qu’on est ? Il est en retard. — Papa, soupiré-je en prenant une olive, aucun de nous n’a jamais manqué un dimanche. Je ne vois pas pourquoi aujourd’hui serait différent. — Tu as raison. Je mets bien un couvert pour Jonas ? — Oui, il ne devrait plus tarder. Il a révisé toute la nuit, alors il a dû se lever plus tard, tenté-je de le justifier. — Vous n’étiez pas ensemble ? — Non, il préfère bosser seul. — Je l’aime bien ce Jonas, m’avoue mon père en souriant. — Moi aus… — Diego, range cette console, et va aider ta mère ! Tiens, va promener Gabrielle, elle a encore pissé juste au pied du porte-manteau. Pardon, Laura. Tu disais quoi ? — Rien, papa… — Ninouche, hurle ma mère comme si on était sourds. Mets le concert au stade de France ! Mon père pose les couteaux et se dirige vers le salon où se situe une vaste bibliothèque en bois massif. Je l’observe promener la main sur tous les DVD et choisir le bon, les yeux fermés. Il se penche ensuite pour l’introduire dans le lecteur. L’écran de l’immense télévision s’allume, et il apparaît. Mon père le fixe comme s’il le voyait pour la première fois, et son regard s’illumine lorsqu’il commence à se déhancher sur Toute la musique que j’aime. Dans ces moments-là, ce n’est plus la peine d’essayer de communiquer. — Hello, tout le monde ! Mon frère David arrive à son tour, et Gabrielle, le chihuahua de mes parents, lui saute dessus. — Me pisse pas dessus ! panique-t-il en s’écartant. Merde ! Trop tard ! — C’est qu’elle est contente de te voir, la défend ma mère en sortant de la cuisine. — C’est quoi cette odeur de brûlé ? — Le rosbif sera un peu cuit, tousse-t-elle en embrassant son fils. Oh, Raphaël ! Tu manges avec nous ? — Si ça ne vous dérange pas, Patricia. — Mais, ça ne va pas ! Tu ne nous déranges jamais, tu le sais bien. Laura, occupe-toi de son manteau, s’il te plaît. Je ne réagis pas tout de suite à sa demande, je ne suis pas la préposée au porte-manteau, que je sache, alors je préfère me taire. Mais je ne peux retenir un grognement, que ma mère analyse parfaitement. — Quand arrêteras-tu de me contredire ? C’est fatigant. Toi aussi, ta sœur est invivable avec ta mère ? — Ma mère est décéd… — Ah oui, j’avais oublié. Où avais-je la tête ? — Ce n’est rien, la rassure Raphaël. Je vais gérer mon manteau. — Merci ! répliqué-je. — Jonas n’est pas là ? me demande mon frère en me rejoignant. — Il ne va pas tarder. Raphaël s’approche à son tour avec ce sourire si particulier qu’il affiche depuis qu’on se connaît. Il est le meilleur ami de mon frère jumeau depuis toujours, et tous les trois, on a fait les 400 coups. — Écoutez ça… c’est magique ! s’extasie mon père. Les premières notes de Diego, libre dans sa tête retentissent, et je devine sa prochaine phrase. — Diego ! Viens ! s’exclame-t-il les yeux fermés en bougeant les bras comme un chef d’orchestre. Habitué, mon petit frère ne réagit même plus. Il reste assis sur son fauteuil, les écouteurs dans les oreilles et le regard plongé sur son jeu. Mon esprit s’égare, comme souvent dans ce genre de moment. — Ça va ? Raphaël est le premier à se soucier de mon état, et je lui renvoie son sourire pour le remercier. J’ignore ce qui se passe ensuite dans ma tête, mais je lâche ma prochaine phrase sans trop réfléchir : — J’envisage d’arrêter la fac. — Quoi ? crient en chœur mes parents et David. Je bois une gorgée du vin blanc servi par mon père quelques minutes plus tôt pour me donner le courage qui me manque. — Qu’est-ce que c’est encore que ces salamalecs ? bégaie ma mère en s’essuyant les mains sur son tablier. — Tu plaisantes ? poursuit mon père. — Et pour faire quoi ? conclut mon frère. J’ai toute leur attention, mais je ne suis pas certaine de réussir à la gérer. J’inspire un grand coup en repensant à tout ça. À mes études de lettres entamées il y a deux ans, après mon bac. C’est à cette période que j’ai quitté la maison familiale pour un petit appartement en centre-ville que je partage avec Marlène, une actrice déjantée. Cette année-là, j’ai aussi rencontré Jonas, en cours de littérature étrangère. Comme mes parents n’ont jamais roulé sur l’or, j’ai dû rapidement trouver un emploi, et il m’a présenté les siens et leur brasserie. J’ai commencé à y bosser le jour même. Au début, j’y allais à reculons… Servir des cafés n’a jamais été un objectif de vie. C’était plutôt un moyen de gagner un peu d’argent. J’ai été surprise en réalisant y prendre de plus en plus de plaisir, et qu’aller à la fac me plaisait de moins en moins. — Je vais bosser à temps plein à la brasserie. — Tu n’es pas sérieuse ? panique ma mère. — Serveuse ? Mais genre, toute ta vie ? grimace mon frère. — Tu as besoin d’argent ? On peut t’aider, hein, lance mon père, le désarroi dans la voix. — Laura ? insiste ma mère. Réponds-nous ! Tu nous fais marcher, hein ? — Mais oui, bien évidemment… Je suis lâche, j’en ai pleinement conscience. Mais je ne suis absolument pas prête à évoquer ce sujet entre le rosbif trop cuit et le concert de 1998 au stade de France. — Tu m’as fait une peur bleue ! siffle ma mère en levant les yeux au ciel. Je vais finir de préparer les haricots. Serveuse ? Et pourquoi pas femme de ménage ? Bienvenue dans les magnifiques préjugés de la famille Marchal. — Je ne suis pas tombé dans ton piège, souligne mon père. Je savais que c’était de l’humour. Tu en as toujours eu un particulier, incompris… mais un léger quand même. Je m’écarte de cette conversation qui risque de mal tourner, pendant qu’il se retrouve autour du bar avec mon frère. Je m’assois sur le canapé, et envoie un texto à Jonas. — J’ai l’impression que ce n’était pas une blague, s’intéresse Raphaël en s’installant à mes côtés. — Laisse tomber. Il me dévisage de ses immenses yeux sombres et se penche vers moi. — Tu peux me parler. — Laura ! nous interrompt ma mère. Jonas arrive pour quelle heure ? Le rosbif est déjà trop cuit. — Je viens de lui laisser un message. — Comment voulez-vous qu’on parvienne à bien manger, dans cette maison ? râle-t-elle en faisant de grands gestes. Je fixe mon téléphone, mais toujours rien, alors je tente de l’appeler plusieurs fois, et tombe systématiquement sur son répondeur. Quand on s’est quittés hier au café, il avait pourtant l’air en forme. On doit fêter nos 18 mois, aujourd’hui, et j’avais une petite surprise pour l’occasion. Je suis perdue dans mes pensées lorsque mon regard plonge sur Raphaël et mon petit frère qui l'écoute avec attention. Il a dix ans et ne parle quasiment pas. Mes parents sont allés voir une pléiade de spécialistes, mais rien n’y fait. Diego ne serait tout simplement pas un grand bavard. — Laura ! Alors, Jonas ? insiste désespérément ma mère. — On n’a qu’à commencer sans lui ! Il finira bien par arriver. — Tu as raison. À table ! s’écrie mon père. Oh, Requiem pour un fou. Laura, c’est notre chanson. Il s’approche et me prend la main pour m’aider à me lever. C’est un rituel. Dès qu’on l’entend, on se doit de la chanter. Ensemble. Et aujourd’hui n’échappe aucunement à la règle. *** Le rosbif est sans surprise trop cuit. Les haricots verts sont filandreux et les pommes de terre un peu sèches, mais c’est mon meilleur repas de la semaine. La place à mon côté est toujours vide, et je n’ai aucune nouvelle de Jonas. — Bon, Ninouche, c’est le moment de leur dire, déclare sérieusement maman. — Je pense aussi. Tu commences ? — Vas-y, toi ! — Il se passe quoi ? m’inquiété-je en me servant un autre verre de vin. — Tu n’as pas déjà trop bu ? me réprimande ma mère. — On part la semaine prochaine ! balance mon père en me sauvant sans le vouloir. — À Wissant ? Comme tous les ans ? rétorque David, la bouche pleine. — Non, pas cette année. On va enfin réaliser le pèlerinage tant attendu. — Le pèlerinage ? répété-je en ayant peur de comprendre. — On a assez économisé pour le faire. Papa a loué un camping-car pour qu’on puisse aller se recueillir dans tous les endroits importants de notre Johnny. Bon, il n’est pas de première jeunesse, mais ça devrait aller. On prend Diego, mais le souci, c’est Gabrielle ! Mon petit frère se fige sur sa chaise. Je ne suis pas certaine que cette idée lui plaise. — C’est quoi le problème avec la chienne ? demande David en se servant de nouveau des pommes de terre. — On craint qu’elle ne supporte pas le voyage, puis elle a ses habitudes. L’un de vous pourrait venir la garder ici ? — Avec Raphaël, on a des plans pour cet été. On part dans deux jours à Sainte-Maxime avec un pote. — Laura ? — Je… je ne suis pas… — L’affaire est réglée ! Laura, tu t’installeras à la maison. Jonas pourra bien évidemment rester avec toi. — On devait aussi s’échapper quelques jours… — Décale. Pense à Gabrielle ! J’aimerais bien penser un peu à moi, pour une fois… enfin, si c’est possible. Mon portable vibre. Ça doit être Jonas. Je m’empresse de le sortir de ma poche pour lire son message. — Laura ! me rabroue encore ma mère. Combien de fois te l’ai-je répété : pas de téléphone à table ! — C’est Jonas. — Il dit quoi ? — « C’est bon, je suis prêt. Je vais la larguer… » — Quoi ? s’étonne maman. — « J’en peux plus d’elle et de sa famille de beaufs », continué-je, les trémolos dans la voix. — Beauf ? Mais de quoi il parle ? intervient mon père. — Il vous traite de beaufs, précise David, et il largue Laura. Par texto. — Je te signale que tu fais partie de cette famille, lui rappelle sèchement ma mère. Je ne saisis pas vraiment ce qui se passe. Il doit me faire une blague. Une mauvaise blague, certes, mais tout de même. Sans réfléchir, je l’appelle en me levant de table, et tombe sur son répondeur. Mes mains tremblent et mon cœur est au bord de l’implosion quand je reçois un autre message. « Désolée pour mon dernier SMS, il ne t’était pas destiné, mais ce n’est pas plus mal, je ne peux plus reculer. Nous deux, c’est terminé. Bonne journée » Mes jambes lâchent, et il en faut peu pour que je loupe le canapé. Il me largue ! Par texto en plus ! Je crie en serrant mon portable le plus fort possible, comme si je pouvais le désintégrer à mains nues. — L. ? David arrive et me prend dans ses bras. Je devine Raphaël, lui aussi sous le choc. Je me retiens de pleurer. — Tu garderas toujours Gabrielle ? s’inquiète ma mère en débarquant avec mon père. — Maman ! la gronde mon frère sans me lâcher. — C’était simplement une question. — Et c’était déplacé. Je m’accroche à lui pour ne pas sombrer. Le mec vient de rayer 18 mois avec un putain de texto. — Je vais aller le voir. — Non ! me surprend Raphaël. — Non ? — Ce mec est un connard. Il ne mérite pas que tu insistes. Il a sans doute raison. — Tu n’as rien fait pour qu’il… — Maman ! — Oh moi, ce que j’en dis ! Je retourne à la cuisine. — Je l’aimais bien, celui-là… Les derniers mots de mon père ont raison de mes larmes. — Je vais te mettre Laura. Tu iras tout de suite mieux. Il change de DVD, et les premières notes de la chanson qui m’a donné mon prénom se font entendre. Je n’ai jamais su expliquer à mon père que Johnny n’est pas la solution à tous nos problèmes. Il se retourne vers Raphaël, un sourire illuminant son visage. — Elle a été écrite et composée par Jean-Jacques Goldman en 86 pour l’album Gang. Magistral. Ça a été le premier single en CD pour Johnny. Une révolution. Écoute ces paroles. Une vraie déclaration. Je n’avais besoin de personne, chante-t-il, concentré. Et tant de place pour toi. Laura, petit rien du tout, mais tant pour moi. Tous ces conseils qu’on donne. Tu ne les entendras pas. C’est le regard de Raphaël qui est unique à cet instant, et je ne peux m’empêcher de rire. — Tu vois ? Le pouvoir de Johnny. Rien ne peut le surpasser, déclare mon père fier de lui en repartant lui aussi en cuisine. Je l’observe du coin de l'œil quand le téléphone de David sonne. — Je dois répondre, c’est Matt. Le type qui va nous déposer à Sainte-Maxime, annonce David à toute vitesse avant de décrocher et de disparaître. J’essuie mes larmes, tente de remettre mes idées en place et d’oublier que mon mec, qui n’est plus mon mec du coup, m’a larguée comme une merde. — Vous revenez ou je plie la table ? hurle ma mère, contrariée. — On arrive, soufflé-je en me levant du canapé pour me retrouver nez à nez avec Raphaël. — Tu comptes faire quoi ? me demande-t-il, soucieux. — Là, tout de suite ? Retourner dans la cuisine avant que ma mère se provoque un AVC. Et tu devrais en faire autant. Il sourit et enroule son bras autour de mon cou avant de poser les lèvres sur mon front. — Moi, contrairement à ton père, je ne l’ai jamais aimé. J’appuie la tête contre lui pour reprendre un peu de force, lorsque David surgit, complètement paniqué. — C’est la merde ! Matt s’est cassé le coccyx. — Le pauvre, couine ma mère alors qu’elle ne le connaît même pas. Il va bien ? — Il ne pourra pas nous emmener à Sainte-Maxime. Ça tombe mal. — C’est plutôt lui, pour le coup, qui est mal tombé, se marre mon père. — Oui… aussi, soupire-t-il, désemparé. Raph, comment on va faire ? Les trains coûtent une blinde ! C’est mort. — On trouvera une solution. Mais Matt, ça va ? — Je crois, il m’a dit qu’il était en train de tomber amoureux de son infirmière. — Si ça vous arrange, on passe à côté, propose mon père. La Lorada n’est pas loin de Sainte-Maxime. — Vous allez à la Lorada ? demandé-je, surprise. — Ça fait partie de notre périple. Même s’il l’avait vendue, c’était sa vie, m’explique mon père, et ça sera bien évidemment une étape primordiale. J’observe David et Raphaël parler entre eux quand mon téléphone vibre à nouveau. « Ah, et comme tu t’en doutes, c’est également fini pour la brasserie. Bonne journée » Il n’est pas sérieux, ce type ? J’adore ce boulot ! Il sait où il peut se le carrer son deuxième « bonne journée » ? — Ça va, ma fille ? s’inquiète mon père. Tu sembles contrariée. — Je vais venir avec vous, déclaré-je solennellement. Je n’ai aucune envie de rester seule cet été et de déprimer comme un vieux déchet. — Tu vas venir où et avec qui ? questionne ma mère en apportant le fromage. — Faire le pèlerinage. — Oh ! s’exclame mon père. Comme je suis heureux ! Je savais que tu avais la Rock’n’roll attitude. C’est dans nos gènes. — Et Gabrielle ? panique ma mère avant de se calmer. — Ma Patou, Laura veut faire corps avec Johnny. Vois-le comme un signe, l’embrasse papa en chantonnant un air que je ne reconnais pas. — Ok, ronchonne maman en faisant un petit pas de danse discret. On l’emmènera. Ces deux-là étaient faits l’un pour l’autre, c’est une certitude. Ils aiment nous rappeler la façon dont ils se sont rencontrés, au concert de Johnny sur le parking du Champanet à Vierzon, en 1990. Ma mère y était avec une amie, mon père avec son groupe de bikers, et leurs regards se sont croisés sur la chanson Cadillac pour ne plus jamais se quitter. — On est du voyage ! lance David en piquant un grain de raisin. Le camping-car sera assez grand ? — J’ai pris un 8 personnes, précise mon père. Je voulais qu’on soit à l’aise. Le téléphone fixe retentit, et d’un signe de tête, ma mère me demande de répondre. — Allo. — Madame Marchal ? — Sa fille. Mme Marchal est occupée. — Vous ferez l’affaire. Je suis Mme Fricot, la directrice de « Vieux, mais heureux ». J’avais prévenu votre mère que la prochaine fois, je serais dans l’obligation de renvoyer M. Chevalier. — Papi ? — Oui, votre grand-père s’est encore promené nu dans les couloirs et a poursuivi Mme Poutoux, sa voisine de chambre, son organe génital à la main. Vous comprenez bien que ce n’est plus possible. Je place la paume devant ma bouche pour éviter que cette Mme Fricot m’entende rire. — Je vous attends donc demain à 9 h. — Quoi ? — Soyez heureuse que je ne vous oblige pas à venir dès ce soir. À demain. Je n’ai pas le temps de répondre, elle raccroche. — Un souci avec papi ? demande David. — Il est viré. — Quoi ? s’écrie ma mère. Comment ça ? — Il a coursé une grand-mère, son pénis à la main, dans les couloirs de la maison de retraite. — Miséricorde ! — Ton père nous fait vraiment chier ! gronde le mien. — Tu as dit que c’était un camping-car de combien de personnes ?